Avec son nouveau roman, Anne Bourrel nous offre une longue et sinueuse hallucination dans laquelle se perd Salvador, grutier, époux et bientôt père. Au fil de ses pérégrinations, l'autrice nous interroge sur la mémoire et la réalité : le voyage dans les souvenirs n'est-il pas réel finalement ?

Salvador aime son métier, il aime manoeuvrer sa grue et surplomber le chantier et la mer dans laquelle son regard se perd régulièrement. Il aime penser à sa femme, Estelle, psychologue, et à l'enfant qu'elle attend. Il aime également les chaussettes en laine que lui a offert sa femme pour qu'il puisse enlever ses chaussures de chantier sans jamais avoir froid dans sa cabine. Alors quand il repère un trou sur l'une de ses chaussettes, il se penche, inquiet... Et ne s'en relèvera peut-être pas !

"Il eut beau résister, crier encore à pleins poumons, vibrant de tout son être, il se sentit arraché au monde. A cette hauteur vertigineuse, plus de cinquante-cinq mètres au-dessus du sol, et malgré la vitre panoramique, personne ne vit Salvador se débattre, ni le trou l'aspirer comme une bouche gourmande un spaghetti."

Souvenirs bleus et jaunes

En se penchant, Salva tombe dans le trou de sa chaussette. Lorsqu'il se réveille, il sait qu'il doit aller retrouver sa mère qui l'appelle, à Colera, un village perdu entre deux collines. Sa mère qu'il n'a pas vu depuis plus de vingt ans, quand il a quitté la ville et sa vie, pour s'éloigner de cette mère que l'on découvre toxique, de cette vie violente et sans affection. Salva doit y aller, sans un regard pour sa femme proche du terme de sa grossesse ou de ses collègues du chantier.

Il entreprend donc un grand voyage jusqu'à la frontière espagnole pour aller taper à la porte de sa mère et l'interroger sur son père, homme absent qu'il n'a jamais connu et toujours fantasmé. Etait-ce l'un des amants de sa mère, qui l'invitait au restaurant et l'emmenait faire des tours dans sa Bagheera jaune quand il était petit ? Bien décidé à en avoir le coeur net, alors que lui aussi doit devenir père, Salvador embarque aux côtés d'un homme prêt à l'emmener sur les 600 kms qui le séparent de Colera. Mais Salva ne cessera de tomber dans le maudit trou de cette chaussette qui laisse apparaître son gros orteil, lui qui ne supporte pas la vue de ses pieds...

"Un trou rond comme un nombril, il pensa par-dessus le bruit de siphon qui emporta Salvador encore plus vite que la première fois, si vite qu'il n'eut même pas le temps de se pencher en avant, le trou l'aspirant vers les sous-sols les plus profonds, à travers barreaux et crinolines plus vite et plus loin que l'ascenseur, que les fondations, au-delà même de la croûte terrestre."

Au fil des chapitres, tryptiques d'hallucinations pour le protagoniste, Anne Bourrel s'enfonce dans les méandres des souvenirs et des quêtes de cet homme somme toute sans histoires qui sait devoir se replonger dans ses origines pour aborder au mieux cette nouvelle partie de sa vie. L'autrice, d'une plume sensible et drôlatique, ne cesse de nous perdre dans un labyrinthe fait de chaussures à talons, de mer et de baleine échouée, de cafés et d'une fille nommée Léa ou Léna... Difficile de discerner la réalité des hallucinations ! Alors, à la suite de l'autrice et de son personnage principal, pourquoi ne pas se laisser aller aux rêves, aux côtés d'un Salva qui saurait quoi dire à sa mère pour racheter toutes ces années et qui accepterait enfin d'être un père sans père ?

Un roman aux images qui restent en mémoire, aux formules bien tournées et aux rêves bien réels !

"Le Roi du jour et de la nuit", Anne Bourrel, La Manufacture de livres, 288 pages, 18,90€

Mathilde Ciulla

Rédactrice en chef Littérature